Le Théâtre d’Ombres contemporain et les traditions

Par Aurélie Morin,
Cie Théâtre de Nuit

Le théâtre d’ombres se tisse selon moi une identité nouvelle et singulière en réactivant une part de l’héritage de certaines traditions pour la mêler à des démarches artistiques actuelles. Je parlerais de « traditions » au pluriel car le théâtre d’ombres trouve son expression, depuis le début des temps, au travers d’une multitude de cultures et de champs artistiques, en orient comme en occident.

Tout en m’inspirant des composantes classiques du théâtre d’ombres, je les remets en cause : l’écran n’est plus unique et statique, les sources de lumières se multiplient et sont manipulées en direct, et les acteurs-joueurs d’ombres sont dans une posture de non-agir avant toute autre posture. Mon parcours s’inscrit dans la recherche d’un langage centré sur le mouvement, la chorégraphie et un théâtre d’ombres organique et total.

Dans mes spectacles, j’utilise les moyens techniques traditionnels et artisanaux de l’ombre et de la projection d’images. Ces moyens d’expression pourraient refléter l’âge de pierre du cinéma d’animation ou du théâtre visuel : films transparents peints, rétroprojections, petits films en « stop-motion », silhouettes en deux et trois dimensions, utilisation de la peau animale (comme dans le Wayang Kulit indonésien), installations en volume mêlant différentes matières, danseurs manipulant à vue (comme dans le Sbek Thom cambodgien), cylindres peints, installations d’ombres, prolongements de corps, masques…

La fascination qu’exercent les ombres traverse les âges et reste intacte. Les messages qu’elles véhiculent, en dépassant les notions de passé, de présent et de futur, lui sont propres. L’art d’ombres nous enseigne une manière de regarder et de sentir, une manière d’être au monde. Son pouvoir expressif est si sensible que le simple fait d’observer une ombre en mouvement suffit à stimuler l’imaginaire du spectateur et lui suggère des choses qu’il ne pourrait comprendre autrement. C’est une des propriétés spécifiques de l’ombre.

D’après William Kentridge, « les ombres nous apprennent à explorer les angles morts de la vision et de la connaissance. Elles favorisent la vision émotionnelle, la réflexion sensorielle et esthétique sur les façons de voir et sur l’inévitable dialectique de la lumière et de l’ombre. » Ainsi, tout en semblant obsolète, le théâtre d’ombres reste une discipline d’art vivant à part entière et un moyen d’expression contemporain.

Il se joue des théâtres d’ombres à l’intérieur des êtres et il s’en joue autour d’eux.
Lieu d’expérience de l’intime et de l’universel, le théâtre d’ombres réactive notre mémoire collective. C’est pourquoi je m’intéresse aux matériaux de traditions plus ancestrales. Les maîtres d’ombres sont, à l’origine, des devins, des sorciers, des chamans… Ils évoquent des traditions animistes dans lesquelles sont présents, d’une part les phénomènes du sommeil, de la maladie, de la transe et de la mort, et d’autre part l’expérience des rêves et des visions.

Les ombres traditionnelles nous parlent d’initiation, d’ancêtres, d’esprits, de rites de passages, d’épopées qui transcendent le bien et le mal. Les démons et les esprits caricaturalement représentés dans les pièces de Wayang Kulit sont les figures archétypales qui luttent et œuvrent à l’intérieur de notre être pour finalement nous conduire vers un état d’apaisement et de confiance. Le théâtre d’ombres contemporain, en réactualisant ces thématiques, matérialise l’invisible qui nous effraie et nous intrigue, met en jeu les tensions physiques et spirituelles… Il nous éclaire sur la nature humaine, sur la complexité du monde et sur la part métaphysique du théâtre.

Les questions qui me préoccupent en tant qu’artiste touchent à notre rapport au vivant, à la domination de la technologie sur la nature, à notre rapport à la nature sauvage et à la douleur des hommes et des sociétés face à la perte de leur autonomie sur leur propre corps, leurs paysages, leur « milieu naturel et culturel ». Les ombres traditionnelles nous aident à ressentir notre inscription dans un monde minéral, céleste, végétal, terrestre… qui nous dépasse et nous englobe. Parce qu’il est indissociable d’une certaine distanciation, le théâtre d’ombres me permet d’évoquer des questions de société sans jugement, sans moralisme ni fatalisme et de manière telle que leurs représentations visuelles nourrissent et illuminent la vie.

Les moyens traditionnels de l’ombre nous livrent le monde tel qu’il est, à la fois sous l’angle des apparences et sous l’angle de la réalité cachée. Je travaille actuellement à une libre adaptation de L’oiseau bleu de Maurice Maeterlinck. Grâce à la superposition d’images projetées sur des matières troubles, je peux révéler la profondeur de l’œuvre, simple en apparence. J’utilise la force évocatrice des ombres en touchant à des problèmes du présent pour exprimer le merveilleux et l’effroi. Des thématiques délicates à appréhender pour les jeunes générations deviennent, grâce à l’art d’ombres et de lumières, abordables de manière sensible.

Le Théâtre d’ombres contemporain, en jouant librement avec la part intemporelle et universelle de traditions archaïques et moins archaïques, devient un instrument de mémoire et d’ancrage dans nos sociétés contemporaines. Qu’il s’agisse d’élaborer un langage abstrait ou figuratif, personnel ou collectif, politique ou poétique, il nous invite à perturber nos certitudes et à décloisonner notre regard sur le monde.

Aurélie Morin — 2017